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Le dossier - Introduction - Biographies - Chronique - Analyse - Entretien avec M. Arias


AMER BÉTON : L'analyse

Le manga de Taiyou Matsumoto est une réussite tant au niveau du fond que de la forme, avec une richesse que l'on retrouve, parfois sous une forme un peu différente, dans le film. Michael Arias a réinterprété l'histoire sans en perdre l'essence ni la complexité. Tout en gardant l'esprit de l'original, il a su proposer un film tout aussi fort. Le film comme le manga sont le produit d'un précieux mélange entre deux cultures, comme le montre l'usage maîtrisé de nombreux symboles, ce qui fait la singularité d'Amer Béton depuis plus de 10 ans.

Cliquer pour afficher l'image en plus grandSerpent en est l'un des principaux symboles. Ce mystérieux personnage venu dans un but inconnu, qui ne craint pas la mort, remplaçable comme ses subordonnés, porte bien son nom : tout dans son physique et dans son comportement fait penser au reptile qui renvoie à de nombreuses significations, animistes comme chrétiennes. Dans la religion shinto, il existe de nombreux kami (1) reptiliens. Le serpent est principalement associé à l'eau car représentant souvent un kami aquatique pouvant apporter la richesse aux pêcheurs. De fait, on peut tracer un parallèle, Serpent promettant encore plus d'argent aux yakuza de la ville. Cependant, il faut peut-être aussi aller chercher l'explication du personnage de Serpent du côté de l'Ancien Testament. Son personnage renvoie peut-être davantage au serpent biblique, celui qui vient perturber l'harmonie, l'équilibre du monde. N'oublions pas non plus son aspect fourbe et trompeur que l'on retrouve dans le manga et dans le film. C'est un animal sans pattes qui apparaît donc à l'improviste (et avec ruse). Cela se vérifie dans l'œuvre car il apparaît en effet inopinément, sans véritable introduction, en débauchant le jeune Kimura, ce qui est une marque de sa ruse. Le serpent, c'est aussi celui qui apporte la mort dans la Bible (en provoquant la fin de l'Eden), et la mort dans Amer Béton (Suzuki).

Indiscutablement, Serpent est l'élément perturbateur dans l'histoire : les autres personnages agissent en réaction, n'étant pas maîtres des transformations de la ville. De même, il vient perturber les relations entre Noiro et Blanko mais aussi entre Suzuki et les yakuza. Ces transformations semblent viser à l'uniformisation des individus. Ainsi, on pourrait aussi le voir comme représentant le futur d'une humanité composée d'individus clonés, un mélange presque inhumain, un produit bâtard des cultures orientales et occidentales, cherchant à contrôler la société en imposant des comportements calibrés. Ne dit-il pas à un moment dans le manga « Nous voudrions faire revenir les gens à des goûts plus classiques » ? Le Château des enfants est incontestablement un temple de la consommation, du loisir commercial et du formatage des pensées. Il n'y a pas de place pour le désordre, le chaos apparent qui règne dans la vieille ville. Doit-on pour autant y voir une opposition entre le mode de vie japonais traditionnel et le mode de vie occidentalisé, le modernisme égoïste de ce dernier envahissant le premier ?

Cliquer pour afficher l'image en plus grandIl existe un autre élément perturbateur avec Suzuki, le vieux yakuza. Mais sa position est radicalement différente de celle de son chef et de Serpent. Il dit qu'il doit être trop vieux pour accepter la modernité et qu'il ne veut pas que la « ville se transforme peu à peu en Disneyland », le Château des enfants prenant la place des vieux bars à strip-tease de sa jeunesse. Pour autant, Suzuki a été expulsé de la ville et son retour, qui constitue le point de départ de l'œuvre (Serpent n'arrivant que vers la fin du premier tiers du manga), est vu aussi comme une manifestation de changement, qui s'incarne concrètement dans la lutte avec Chokola et Vanille. Mais ce changement s'inscrit plus dans une forme d'opposition traditionnelle entre yakuza, bandes et policiers et ne modifie pas le caractère de la ville. Le retour de Suzuki modifie aussi les relations et l'harmonie au sein des yakuza comme le dit Kimura : « Il y a beaucoup de problèmes dans notre famille en ce moment. Tous les sous-fifres se demandent qui ils vont suivre. De nouveaux clans sont apparus, et tout le monde a peur de tout le monde, maintenant ».

Cliquer pour afficher l'image en plus grandEn ce qui concerne la représentation de la ville, on peut croire à une petite divergence entre le manga et le film, Michael Arias ayant voulu donner un aspect oriental intemporel, fantasmé à la ville alors que celle-ci semble résolument plus moderne, plus réaliste dans le manga, où elle ressemble, par certains aspects, aux métropoles japonaises actuelles. Cependant, les deux représentations se rejoignent : dans le film, la ville est concrète grâce à une meilleure représentation spatiale qui permet au spectateur de s'y projeter plus facilement, ce qui ancre le récit dans le réel et lui donne plus de force. Dans le manga, le flot continu d'objets et d'animaux incongrus apporte un décalage onirique, ce qui peut dérouter les lecteurs. Il y a donc dans les deux médias un aspect à la fois fantasmagorique et réaliste qui leur évite de tomber dans une représentation d'un choc des cultures des plus basiques. C'est ainsi que la ville, l'autre élément fort d'Amer Béton, semble être réelle car grouillante de détails et de vie, mais aussi imaginaire sous de nombreux aspects, ce qui lui donne une présence que l'on n'a pas l'habitude de voir dans des mangas mais plutôt dans certaines bandes dessinées franco-belges comme celles de B. Peeters et F. Schuiten, M. Prado, N. de Crécy, J. Roosevelt, etc.

Cliquer pour afficher l'image en plus grandDifficile de ne pas voir en Noiro et Blanko, les "Chats", deux kami protecteurs (dans le shinto, les chats sont des divinités protectrices) de la ville alors que Suzuki et Grand-père (le vieux mendiant) en sont la mémoire. Rappelons que si les kami ont des pouvoirs, ils ne sont pas tout-puissants ni obligatoirement bienveillants envers l'humanité. Les deux jeunes héros semblent symboliser le yin et le yang par leur couleur, leur caractère opposé, leur interdépendance et la nécessaire harmonie qui doit en résulter. Blanko ne dit-il pas à un moment qu'il possède les vis du cœur manquant à Noiro alors que ce dernier détient les vis du cerveau qui font défaut au premier ? Par extension, ils servent de représentation allégorique de la ville, qui peut être matérielle, égoïste, violente mais aussi rêveuse, généreuse, créatrice. Ils s'opposent aux changements provoqués par Serpent qui prépare la disparition de leur monde. Cependant, ils sont eux-mêmes déstabilisés par la violence nécessaire pour faire face à cette agression. Un basculement de leur mode de vie qui est à un cheveu de causer leur perte, l'un ne pouvant pas repousser ses démons intérieurs sans la présence conjointe de l'autre.

Cliquer pour afficher l'image en plus grandLeur rapport avec la ville est ambigu car s'ils veulent défendre leur territoire contre les yakuza et Serpent, la liberté, leur survie même, semblent se trouver en dehors, à la plage, près de la mer comme nous le dit la fin de l'histoire. De même, Blanko ne cesse de rêver à un univers marin ou bucolique, entouré d'animaux exotiques. N'oublions pas la douloureuse prise de conscience de Noiro quand il dit : « cette ville va nous tuer ». Elle semble devoir être un piège mortel si l'on ne se protège pas. Ainsi Suzuki revient en ville pour y mourir : il abandonne toutes ses défenses à commencer par ses hommes de main, ce qui rend l'issue fatale inéluctable. Kimura se fait également tuer lorsqu'il veut fuir la ville, au moment de charger des bagages dans sa voiture. Mais Serpent est aussi victime de la ville qui, par certains aspects, semble être un monstre "phagocyteur" de vie.

La richesse d'Amer Béton n'a été que simplement effleurée ici. L'œuvre dégage une certaine spiritualité qui peut nous amener à nous questionner, les propos tenus par les différents protagonistes étant plus que jamais d'actualité dans un monde moderne qui tend à s'uniformiser. Avant la chute fatale ?Le message et la sagesse qui se dégagent aussi bien du film que du manga passent d'autant plus facilement que la forme est en parfaite adéquation avec le fond en nous proposant une histoire prenante, rythmée, alternant les phases d'action avec des moments d'introspection. Nul délayage ne vient affaiblir celle-ci, lui permettant ainsi de garder toute sa force jusqu'à la dernière page.

Une des grandes originalités d'Amer Béton réside dans son métissage réussi entre deux types de bandes dessinées, ce que l'on retrouve aussi dans le film, ce qui donne une saveur différente pour un film d'animation japonais, souvent un peu trop formaté pour le public enfantin ou adolescent. À l'instar du manga, le spectateur entre immédiatement dans le vif du sujet grâce à un montage alterné (2) avec une succession de plans policiers / enfants / yakuza. On oublie au fur et à mesure, après quelques minutes de doute intense, qu'il a fallu pénétrer dans un univers où rien n'est livré. Cela n'est pourtant pas simple, tant le foisonnement des décors, le rythme effréné ou encore un élément comme la course-poursuite propulsent immédiatement le spectateur dans l'histoire. Cet usage du montage alterné est par ailleurs fréquent tout au long du film, notamment lors de la confrontation entre Noiro, Blanko et le Minotaure.

Dans le même souci d'implication du spectateur, les plans d'Amer Béton sont nerveux, révélant la volonté du réalisateur de simuler le style "caméra sur l'épaule", très en vogue ces dernières années pour les films de fiction (à l'instar de Scorsese, Spielberg et autres productions à gros budget). L'effet typique de cette image qui tremble est la recherche d'un certain réalisme puisqu'on obtient une connotation documentaire. Lors des courses poursuites, cela se traduit par des sursauts, souvent dus à une caméra "portée", comme s'il était vital de ne pas perdre de vue les protagonistes et que l'acte de filmer devenait secondaire. Ceci est accentué par l'utilisation d'une mise au point progressive (3) sur les silhouettes qui apparaissent à l'écran de façon impromptue et qui chamboulent les plans. On constate donc un souci constant d'implication du spectateur. C'est très différent de ce qu'on nomme l'identification aux personnages, une des idées principales du cinéma sur laquelle jouent quasiment tous les réalisateurs et qui fonctionne à l'aide de changements d'échelle de plans pour créer une attente, un manque ou une satisfaction chez le spectateur.

Mais cette recherche de réalisme se retrouve contrebalancée par deux autres effets. On remarque que les plans sont souvent bancals, comme si l'objectif était planté dans un coin supérieur de la pièce, la vision apparaissant alors naturellement oblique. Les plans donnent au spectateur une impression d'omniscience, renforcée par le fait que les personnages font souvent appel à une forme de divinité, à son omnipotence (en particulier Blanko). De tels changements d'axes ont pour effet de donner une vision singulière de l'espace et de modifier la perception de la ville, ce qui renforce son atypisme, la rend plus incertaine. D'autre part, Michael Arias a voulu se démarquer à la fois du manga et du reste du film en changeant complètement de graphisme pour représenter le combat intérieur de Noiro et les excursions mentales de Blanko qui sont toujours revêtues de l'empreinte grasse du pastel, de celle plus sèche du crayon et d'une autre plus embuée pour la peinture à l'eau. Ce mélange de textures lors des rêves nous renvoie aux scènes où Blanko gribouille dans le commissariat, le résultat ne semblant plus être que des présages de mauvais augure.

Le manga joue évidemment sur un tout autre registre, même si certaines similitudes apparaissent avec le film. Taiyou Matsumoto fait un grand usage de la dualité comme on le voit avec les personnages de Chokola et Vanille ou des deux flics (Fujimura le vieux et Sawada le jeune). Mais cela est surtout manifeste dans son graphisme tout de noir et de blanc. Il y a très peu de place pour le gris, pour les tramages, ceux-ci étant toujours très simples. Le ciel en journée est uniquement composé de blanc, la nuit étant représentée par des aplats noirs. On peut remarquer que cette dualité est rompue par Serpent et son trio de tueurs, représentés de façon identique, en gris. Cliquer pour afficher l'image en plus grandLa dualité du graphisme peut aussi se retrouver dans la complexité de la représentation de la ville qui est contrebalancée par la simplification dans le dessin des personnages qui ne possèdent pas d'ombre. Ainsi, ils se détachent mieux du décor. On est très loin des mangas pour adolescents très travaillés graphiquement, surtout au niveau des personnages, mais aussi de nombre de titres s'adressant à un public plus adulte.

Il faut dire que l'influence de la bande dessinée franco-belge est évidente tant au niveau du dessin que de la narration. La référence qui s'impose immédiatement à l'esprit est Miguelanxo Prado et ses immeubles ondulants dans un monde à la perspective cassée. Une autre influence qui parait évidente est celle de Moebius : les uniformes des trois tueurs de Serpent semblent tout droit sortis d'Arzach. Au-delà de ces similitudes dans le dessin, il y a un souci constant du détail, surtout dans les décors, qui est assez typique de la bande dessinée franco-belge. Cependant, c'est surtout le rendu du mouvement qui témoigne des influences européennes : pas de lignes de vitesse mais à la place, des poses figées suggérant l'action. De même, les symboles graphiques si présents dans de nombreux mangas comme les grands yeux ou la goutte de gêne sont absents. À l'instar du dessin, la narration est en partie d'inspiration franco-belge surtout dans le grand usage de l'ellipse qui est fait. La série étant courte, du moins en comparaison de la masse des bandes dessinées japonaises, Taiyou Matsumoto va à l'essentiel, concentre son histoire à la fois géographiquement et surtout temporellement. Il ne joue pas avec la dilatation du temps, ne décompose pas les mouvements et ne délaye à aucun moment. Le résultat est un titre fortement atypique, produit d'un métissage réussi entre l'Orient et l'Occident.

C'est ce métissage qui donne toute sa richesse aux deux œuvres et il ne vous reste plus qu'à découvrir ou redécouvrir Amer Béton pour en goûter toute la saveur. Remercions encore les auteurs, Taiyou Matsumoto et Michael Arias de nous avoir permis de vivre un excellent moment avec leurs créations respectives.


En rapport avec Amer Béton, nous vous conseillons les liens suivants :
- Le site officiel du film,
- La fiche du film sur Allociné,
- L'excellente chronique du manga sur du9,
- Une bibliographie détaillée de Taiyou Matsumoto sur Mangaverse.


(1) Un kami est une divinité ou un esprit sacré de la religion shinto qui peut s'incarner dans des lieux ou des objets tels des montagnes, des rivières, des animaux, etc.
(2) Cette forme de montage alterne les plans de deux ou plusieurs séquences mettant en scène des actions qui se passent simultanément dans des lieux différents.
(3) Son contraire étant l'autofocus. Mais en règle générale, dans l'animation, on ne parle tout simplement pas de mise au point puisque tout est net. La tendance tend à s'inverser depuis quelques années où l'on recherche un effet "cinéma" dans l'animation.

 

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